Les post-scriptum de Tracts
Alice Kaplan. Post-scriptum à Turbulences, USA

16 janvier 2021

«Comment allons-nous, Américains, répondre à notre propre "6 février 1934"?»

Après l'invasion du Capitole par les partisans les plus exaltés de Donald Trump, Alice Kaplan appelle à la vigilance face à une mythologie que sont en train de créer les ennemis actuels de la démocratie américaine autour de l’ex-président.

Alice Kaplan, Vigilance (6 janvier 2021, Washington ; 6 février 1934, Paris)

Depuis l’attaque sur le Capitole du 6 janvier, je cherche des analogies. Je repense à deux années marquantes du dernier siècle français : 1934, avec son militantisme d’extrême droite, et 1945, quand une France toute fraîchement libérée tente de s’épurer de ses collaborateurs nazis. Me vient alors à l’esprit un personnage dont l’itinéraire pourrait éclairer notre présent américain : Robert Brasillach, l’écrivain fasciste français (1909-1945).

Brasillach, journaliste, écrivain de fiction et auteur d’essais, a décrit avec passion les rassemblements nazis ; a dénoncé et ridiculisé les juifs en danger ; a encouragé un soutien sentimental au national-socialisme. Dans le Tout-Paris occupé, il fréquentait l’élite nazie.

Brasillach aimait dire que son enthousiasme fasciste était inséparable de son souvenir de l’émeute qui s’était déroulée le 6 février 1934 — une tentative de putsch par une coalition de nationalistes de droite — ligues patriotiques, anciens combattants, royalistes — qui s’est rassemblée place de la Concorde, face à la Chambre des Députés, l’équivalent de notre House of Representatives. Ils manifestaient contre le nouveau Premier Ministre, Daladier, le jour même de sa présentation à l’Assemblée. Jusqu’à 2h30 du matin, la foule a attaqué la police à cheval à force d’épées, de sabres, de matraques. Le bilan : autour de mille cinq cents blessés et quinze morts. Cet événement est passé dans l’histoire, trace d’un fascisme français avorté. La France n’a jamais succombé au fascisme dans les années 1930, mais pendant l’occupation nazie, le gouvernement autoritaire de Vichy a été responsable de la déportation en masse de juifs et de la création d’une milice attitrée qui assassinait hommes politiques et résistants.

Après la Libération de Paris, Brasillach n’a pas fui. Il s’est caché dans une chambre de bonne avant de finalement se rendre à la Préfecture de police. Ce comportement allait contribuer à sa légende. Son procès, une affaire de six heures, a fini en condamnation à mort par un jury de résistants choisis pour leur « sentiment national ». Robert Brasillach est passé au peloton d’exécution au fort de Montrouge le jour du onzième anniversaire des émeutes de 1934. Le 6 février 1945 reste une journée de deuil pour l’extrême droite, ainsi que le 6 février 1934. Parmi les défenseurs nostalgiques de Brasillach figure Jean-Marie Le Pen, condamné pour négationnisme et dont le parti politique, dirigé actuellement par sa fille, a pu s’implanter profondément en France.

Quand Marine Le Pen s’est présentée contre Emmanuel Macron aux élections de 2017, elle a capté trente quatre pour cent du vote — beaucoup plus que prévu, surtout dans un pays où la loi punit le négationnisme. Avec la popularité de Macron en déclin après une présidence turbulente, marquée par des grèves, des attentats terroristes et une réponse inégale au coronavirus, il est presque certain qu’elle se présentera à nouveau contre lui en 2022. Elle risque d’être encore plus populaire. Habile rhétoricienne moins brutale que son père, elle n’a pas hésité à condamner l’insurrection à Washington ; mais Marine Le Pen à l’Élysée représenterait tout de même le triomphe d’une tradition politique encore nostalgique du 6 février 1934. Il y a seulement une dizaine d’années, Bruno Gollnisch, le prédécesseur de Marine Le Pen à la tête du Front national (rebaptisé depuis Rassemblement national) a rendu hommage aux morts du 6 février lors d’un congrès.

Certains prétendent que le procès de Brasillach marque la fin d’une littérature conséquente, la fin d’une époque où un écrivain a pu être mis à mort uniquement à cause de ses écrits. D’autres observent que ce même écrivain, sans aucune responsabilité politique, n’aurait jamais été exécuté si de Gaulle n’avait pas eu besoin d’un bouc émissaire. Pour justifier son refus de grâce, de Gaulle a dit ceci : « Dans les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité. »

La description que donne Brasillach du 6 février 1934 auraient pu émaner de la plume d’un des apologistes de notre insurrection — ou plus vraisemblablement, aurait pu fournir matière à toute une série de tweets : « Si le 6 fut un mauvais complot, ce fut une instinctive et magnifique révolte, ce fut une nuit de sacrifice, qui reste dans notre souvenir avec son odeur, son vent froid, ses pâles figures courantes, ses groupes humains au bord des trottoirs, son espérance invincible d’une révolution nationale. »

Il y a bien des distinctions entre le verbe surexcité de l'un des membres de l’élite littéraire française et les tweets effrénés de notre président détraqué. Mais l’éloquence même de Brasillach devrait nous suggérer, alors que nous contemplons le legs de Trump, qu’il faudrait garder à l’esprit à la fois l’idéalisme des ennemis actuels de la démocratie américaine et la menace d’une mythologie qu’ils sont en train de créer autour de l’ex-président.

En ce qui concerne le procès Brasillach, une condamnation hâtive, la surprenante dignité de Brasillach à la barre et sa capacité à assumer la responsabilité de ses actions, a ému même Simone de Beauvoir, présente au procès en compagnie d’autres intellectuels en vue. De sa cellule, attendant la mort, Brasillach a rédigé des poèmes que Le Pen a produit par la suite sur vinyle enregistré par Pierre Fresnay. Dans ces poèmes, Brasillach prépare sa légende en se comparant aux résistants dont les noms sont gravés sur les murs de sa prison, et à André Chénier, victime de la terreur révolutionnaire. Révisionnisme poétique. Citer « les poèmes de Fresnes » devient un mot de passe dans un certain milieu politique.

Aujourd’hui on se souvient de Robert Brasillach comme d’une victime des excès de l’épuration de 1945, peut-être plus encore que de l’auteur de quelques phrases terribles, comme, par exemple : « Il fait se séparer des juifs en bloc et ne pas garder les petits. » Le beau-frère de Brasillach, Maurice Bardèche, a publié les premières dénégations de l’Holocauste à la suite de la mort de Brasillach ; Bardèche a aussi fait publier le célèbre révisionniste Robert Faurisson dans sa revue, Défense de l’Occident. Les t-shirts que l’on a vus à Washington — « Camp Auschwitz » — témoignent de l’air de famille qui existe entre les fascistes de 1945 et ceux de 2021.

L’histoire de Robert Brasillach devrait susciter notre curiosité : comment allons-nous, Américains, répondre à notre propre « 6 février 1934 » ? La première nécessité, me semble-t-il, sera une vigilance en ce qui concerne la représentation de l’insurrection ; un soin à identifier les responsables, que ce soit à court ou à long terme. Quelles actions et quels mots ont autorisé l’émeute ? La deuxième : une procédure juridique transparente. Pas de mise en scène politique, pas de blanchiment non plus. « Passer à autre chose » n’est pas, contrairement à la platitude ambiante, une façon de guérir le pays.

Ce qui se passe aux États-Unis n’est pas qu’une bataille entre la vérité et le mensonge, entre la démocratie et la violence. C’est une bataille de mots. Soixante-quinze ans après le procès Brasillach, il est clair que les mots n’ont guère perdu de leur importance. À nous maintenant de lutter de toutes nos forces pour défendre les mots par lesquels nous comptons vivre.


Alice Kaplan
16 janvier 2021


Le texte a initialement paru en anglais sous le titre "In a case of French fascism, portents of a pro-Trump mob" sur le site forward.com