Les post-scriptum de Tracts
Gérard Noiriel. Post-scriptum à Préférence nationale

1er juillet 2024

Gérard Noiriel. Post-scriptum à «Préférence nationale»

Dans ce texte, paru au mois de mars 2024, j'avais émis l'hypothèse que la loi Immigration/Asile adoptée en décembre 2023 par Emmanuel Macron et son gouvernement, loin de stopper la progression du Rassemblement national (RN), ne servirait qu'à la conforter. Le précédent des années 1930 montre en effet que lorsqu'un gouvernement républicain reprend à son compte des mesures issues du programme de l'extrême droite, il leur donne une légitimité, ce qui conduit les électeurs à opter pour l'original plutôt que pour la copie. Les résultats des élections européennes, puis des législatives, ont malheureusement confirmé cette analyse.
Bien que le RN préfère aujourd'hui parler de «priorité nationale» plutôt que de «préférence nationale» , cela ne change rien au programme que défend ce parti d'extrême droite. Pour compléter les réflexions développées dans ce Tract, je prendrai l'exemple des deux mesures qui visent à remettre en cause le droit républicain de la nationalité.

La première concerne la suppression du droit du sol fixé dans le code de la nationalité depuis 1889. Il stipule que «tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité s'il réside habituellement en France». Cela signifie que, dans le droit républicain, l’appartenance à la communauté nationale ne renvoie pas seulement à la filiation (le fait d'avoir des parents français), mais aussi à l'insertion, dès la naissance, dans une société capable d'intégrer les nouveaux-venus, à la fois sur les plans économique, culturel et civique.
Jordan Bardella a justifié l'abandon du droit du sol en affirmant qu'il faut exclure de la communauté française les jeunes issus des immigrations post-coloniales parce qu'ils refusent de s'intégrer et de s'assimiler. Cet argument s'inscrit directement dans le prolongement du vieux discours d'extrême droite au sens où il généralise à l'ensemble d'une communauté des comportements et des actes (délinquance, criminalité) qui ne concernent qu'une infime minorité de ses membres. L'impact de ce genre de propos dans l'opinion tient au fait qu'il exploite ce que j'appelle, dans ce texte, la «fait diversion» de l'actualité.
Mais en généralisant des faits qui sont, statistiquement, exceptionnels pour s'acharner sur une minorité, le RN réactive une rhétorique qui est le point commun à toutes les formes de racisme depuis le XIXe siècle. Comme je l'ai montré dans mes travaux sur Édouard Drumont[1], ce genre de raisonnement a joué un rôle central dans l'histoire de l'antisémitisme. Les crimes commis ou attribués par la presse à des juifs étaient systématiquement exploités par les polémistes antisémites pour montrer qu'ils haïssaient la France chrétienne. Le RN, qui se présente aujourd'hui comme un rempart contre l'antisémitisme, ne fait donc en réalité que reprendre à son compte le vieux discours qui a contribué à la persécution des juifs, mais en le mobilisant contre d'autres communautés.
D'éminents juristes ont alerté l'opinion sur les conséquences désastreuses qu'auraient ces mesures pour des millions de Français. Si la France renonce au droit du sol, les enfants d’étrangers nés en France, qui avaient vocation à devenir français à leur majorité, resteront des étrangers. Leurs enfants seront des étrangers, leurs petits-enfants aussi. Loin de régler le problème des minorités, cette politique ne fera que l'aggraver en créant des enclaves étrangères sur le sol français.

La seconde mesure en rupture avec le droit républicain que défend le RN concerne la remise en cause de la double nationalité. Le 27 juin 2024, Roger Chudeau, le député RN sortant du Loir-et-Cher, a affirmé que c’était une «erreur» que la «Franco-Marocaine» Najat Vallaud-Belkacem ait pu être ministre, en raison de sa double nationalité[2]. Et il a ajouté : «Les postes ministériels doivent être détenus par des Franco-Français» car «la sécurité nationale exige que nous soyons absolument sûr de la loyauté de quelqu'un».
La suspicion sur la loyauté des Français issus des communautés minoritaires a joué, elle aussi, un rôle essentiel dans l'histoire de l'antisémitisme. C'est ce genre d'arguments qui a abouti, en 1895, à la condamnation du capitaine Dreyfus, accusé par un tribunal militaire d'avoir livré des secrets militaires à l'Allemagne. Et c'est la mobilisation des dreyfusards contre cette injustice qui a permis de faire triompher les valeurs républicaines que le RN foule aujourd'hui aux pieds.
Si l'attaque contre le droit du sol vise les milieux populaires (les jeunes qui vivent dans les banlieues déshéritées), la remise en cause de la double nationalité s'attaque surtout aux élites issues des mêmes communautés d'origine. Roger Chudeau aurait pu trouver un exemple encore plus frappant que celui de Najat Vallaud-Belkacem pour illustrer sa thèse suspectant un lien entre l'origine et le manque de loyauté. C'est celui de Manuel Valls. Né à Barcelone, de parents espagnols, il a été naturalisé français en 1982. Ce qui n'a pas empêché qu'il devienne Premier ministre de 2014 en 2016. Si Roger Chudeau n'a pas choisi cet exemple, c'est parce que derrière l'argument de la nationalité, ce sont les préjugés racistes, visant les Français originaires du Maghreb, que le RN cherche à exploiter.

Il est vrai que Marine Le Pen s'est désolidarisée des propos de Roger Chudeau en affirmant que c'était «totalement contraire au projet du RN». Mais elle ne l'a pas sanctionné pour autant, bien au contraire. Ce qui illustre une autre dimension classique du discours d'extrême droite : avoir deux fers au feu pour satisfaire les diverses composantes de son électorat. Le RN reprend à son compte la ritournelle sur les «valeurs républicaines» pour attirer les plus modérés ; sans renoncer pour autant aux discours de haine qui ont permis à ce parti – au temps où le père de Marine Le Pen était aux commandes – de fidéliser la frange la plus xénophobe et la plus raciste de son électorat.

Pour conclure ce post-scriptum, je voudrais insister sur notre propre responsabilité dans le désastre qui menace notre démocratie.
Jamais dans toute notre histoire politique, nous n'avons eu autant d'appels, de mises en garde, de tribunes – publiés par des intellectuels, des médecins, des hauts fonctionnaires, des militants politiques et associatifs, des enseignants, des écrivains, des sportifs, des artistes – dénonçant les risques que ferait peser sur notre société l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite.
Et pourtant, force est de constater qu'au premier tour des législatives, plus de dix millions de citoyens français ont voté pour le RN. Bien que ses propos contre Najat Vallaud-Belkacem aient été très largement condamnés, Roger Chudeau a frôlé, dès le 30 juin, les 50% de voix dans sa circonscription.
Les universitaires de ma génération qui ont multiplié les travaux sur l'immigration depuis les années 1980, au moment où le FN a remporté ses premiers succès électoraux, croyaient que la science pourrait jouer un rôle civique. Fidèles à cette valeur républicaine, nous pensions qu'en produisant des connaissances, en faisant appel à la raison et à l'esprit critique, nous pourrions contribuer à entraver la montée des discours de haine. Force est de constater que nous avons échoué.
Voilà pourquoi nous devons aujourd'hui essayer de comprendre les raisons qui expliquent notre impuissance à convaincre nos concitoyens. Les quelques hypothèses que j'avance à ce sujet dans ce Tract ne sont qu'un point de départ qu'il faudra approfondir dans un contexte socio-politique qui ne sera sans doute pas facile à vivre.

Gérard Noiriel
1er juillet 2024

[1]. Gérard Noiriel, Le Venin dans la plume, Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, La Découverte, 2018.

[2]. Née au Maroc, Najat Vallaud-Belkacem a été naturalisée française à l’âge de 21 ans. Entre 2012 et 2017, elle a été successivement ministre des Droits des femmes puis de l’Éducation nationale.